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La retraite des fonctionnaires ou l'industrialisation du pot-de-vin

  21 mars 2012

À l'approche des budgets fédéral et provincial, je m'inquiète d'entendre réclamer que l'on coupe dans le salaire ou les retraites des fonctionnaires.

À l'approche des budgets fédéral et provincial, je m'inquiète d'entendre réclamer que l'on coupe dans le salaire ou les retraites des fonctionnaires.
Je trouve personnellement que les fonctionnaires ont le dos large. L'idée a l'apparence du bon sens : tout le monde doit se serrer la ceinture, commençons par eux. C'est simple et nécessite beaucoup moins de travail que de tout réorganiser pour faire autant avec moins de fonctionnaires.
Mais cet expédient présente un danger réel. Je ne parle pas ici du risque de grève. Si ce n'était que ça. Il y en aura de toute façon.
Ce qui nous guette, c'est la corruption sous toutes ses formes de gratifications, de dessous de table, de bakchich, d'arrosage - les synonymes et les euphémismes ne manquent pas pour décrire un phénomène universel.

L'essence de ce que nous sommes
Les fonctionnaires ont un pouvoir immense parce qu'ils gèrent des services publics qui sont l'essentiel de ce que nous sommes, comme société développée.
L'assurance maladie, la protection universelle de santé, nos services sociaux, nos villes tranquilles, tout l'appareillage gouvernemental résultent de lois, mais aussi de fonctionnaires qui les appliquent avec dévouement. Bien sûr qu'il y a des paresseux, mais pas autant qu'on le dit.
Tous les services qui nous sont chers sont tenus en place par des fonctionnaires, qui sont les gardiens du système.
Presque toujours, leur position en est une de monopole puisqu'il n'existe aucune autre alternative.

Danger de gangrène
Même le plus humble des ronds de cuir jouit d'un pouvoir inhérent à sa fonction. Si on le paie mal, on va instituer la corruption en système.
Je ne dis pas ici que tous les fonctionnaires sont malhonnêtes. Au contraire. Mais il ne fait aucun doute que si on se les aliène sur la question des salaires ou des retraites, on risque d'en voir davantage trouver des moyens plus ou moins honnêtes de se payer davantage.
N'importe qui sur terre veut être mieux payé et si une personne s'estime mal payée, elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour améliorer son sort, quitte à établir un système de taxage privé. Et ce sera d'autant plus facile pour ce fonctionnaire, qui est en situation de monopole.

On ne parle pas ici de très grande corruption.
On verra de plus en plus de fonctionnaires ne rien faire jusqu'à ce qu'on leur allonge quelques billets verts - une manière de pourboire avant le service. D'ailleurs, point besoin que ce soit de l'argent. Ça peut être un cadeau en nature : un repas au restaurant, une bouteille de vin (en pot ou non), une vidange d'huile, ou une pipe.
Ce système de faveurs, omniprésent dans le secteur privé, est encore peu répandu dans le public pour la simple raison que les fonctionnaires n'en ont pas le droit ET qu'on les achète, collectivement, en les traitant bien.
En attaquant le problème des coûts de l'État par la lorgnette du salaire et des retraites, on menace un équilibre précaire et on risque de créer une industrie du pot-de-vin.

Question de développement
Quand j'entends les mêmes personnes se plaindre du scandale de la corruption et du traitement des fonctionnaires, je redoute le pire.
Car la corruption est universelle et il faut un fort degré d'avancement et de moralité publique pour l'éviter, et encore!
Regardez les pays sous-développés : il y a bien des raisons qui expliquent leurs problèmes, mais l'une d'elles est certainement que leurs fonctionnaires ne touchent pas assez pour ce qu'on leur demande de faire.
On peut compenser le mauvais traitement salarial en inculquant à la population une très haute estime du service public, comme en France par exemple. Mais même en France, où la fonction publique est adulée, les fonctionnaires jouissent de privilèges enviables qui visent précisément à acheter son dévouement.

Au Canada, et j'inclus ici le Québec, le discours public valorise peu les fonctionnaires. On les perçoit en général comme des planqués ou des assistés sociaux. Ce type de dénigrement social rend d'autant plus nécessaire un excellent traitement.
Le seul moyen de réduire le coût des salaires des fonctionnaires sans risquer de gangrener le système par la corruption systématique, ce serait de réduire le nombre de fonctionnaires, ce qui suppose soit des coupures de services, soit une réorganisation ingénieuse des méthodes de travail.

La santé au point de rupture
J'entends souvent dire qu'on paie trop nos policiers, mais on n'a pas le choix : un policier mal payé va commencer à se payer lui-même par le taxage.
Je soupçonne qu'une des raisons des difficultés du système de santé est précisément qu'on abuse de nos médecins et de nos infirmières depuis 20 ans, voire plus.
Nous sommes déjà proches du point de rupture - s'il n'est pas déjà atteint. On voit déjà poindre toutes sortes de systèmes de taxages, plus ou moins légitimes. Par exemple, ces médecins qui font payer une pénalité pour des annulations de rendez-vous. Et encore, les médecins ne sont pas des fonctionnaires, pour la plupart, mais des entrepreneurs privés en situation de quasi-monopole.
Je ne serai pas surpris qu'on voie bientôt apparaître des histoires d'enveloppes brunes. Les familles vont commencer à soudoyer le personnel d'hôpital pour garantir de bons soins aux proches et tant pis pour les autres.
C'est d'autant plus logique que le système est sous pression et que beaucoup d'employés s'estiment mal payés, pour ne pas dire maltraités.

En haut de la pyramide
Cette logique s'applique d'ailleurs aux élus, dont un certain nombre - appelés ministres - dirigent les fonctionnaires.
Des élus mal payés, c'est la garantie de fraude massive. Déjà que notre système politique place les simples députés en situation où ils doivent constamment réclamer de l'argent des particuliers.
Regardez en France : une des raisons que les scandales y sont si nombreux est justement que les élus y sont particulièrement mal payés. Ce qui les oblige à faire des pieds et des mains pour cumuler deux, voire trois mandats électoraux simultanés, et la paye avec. Et là, je ne parle que de ceux qui sont honnêtes!
La position des élus est d'autant plus paradoxale que tous les politiciens, pour être élus une première fois, doivent justement maîtriser l'art de réclamer de l'argent sans avoir trop l'air de faire les putes.

J'aime croire que la plupart sont honnêtes, ou se veulent comme tels, mais cela n'est possible que s'ils ont une très haute idée de leurs fonctions. Ils ont d'ailleurs des directives qui visent à limiter les débordements, mais le fait que leur position soit publique et élective les rend aussi amovibles - ce qui n'est pas le cas du fonctionnaire lambda.
Comme vous, je me préoccupe beaucoup de la gangrène de la corruption dans l'administration publique, mais je suis certain que si on tente de traiter le fonctionnaire comme n'importe quel employé de MacDo ou de Couche-Tard, on court à la catastrophe.
Remarquez bien que je suis de ceux qui croient qu'il faudrait mieux payer les employés de chez Couche-Tard ou MacDo. Mais l'administration publique, ce n'est pas un commerce comme les autres.


Source :
Jean-Benoît Nadeau
Magazine L'actualité
15 mars 2012